Caractère

Elle dort depuis un moment maintenant, mais il l’observe par la légère ouverture de sa porte. Celeste obéit à sa routine parfaitement huilée de son retour de travail : il dépose son blouson sur le deuxième crochet du porte-manteau en partant de la gauche, son arme de service restera à sa ceinture jusqu’à ce qu’il passe dans sa chambre pour retirer le holster et le déposer aux pieds du lit. Viendra ensuite le moment de se changer et de filer vérifier que la petite dernière, plus si petite maintenant, dort paisiblement (ou fait semblant de dormir paisiblement).

Celeste a énormément de mal à maîtriser les tenants et aboutissants de sa vie, comme de très nombreux policiers autour du monde. Il essaye désespérément, pourtant : des plannings, des agendas électroniques et papiers, des piluliers par-dessus la tête, des post-its comme s’il en pleuvait. Mais rien n’y fait, tout lui échappe. C’est une énorme source de stress, qui déclenche énormément de tics nerveux anodins et discrets à la moindre contrariété. Ce genre de TOCs qui, dans l’esprit des gens, ne rentrent pas dans la description des TOCs : Il se frotte les sourcils, se gratte les mains, craque ses doigts, frotte l’arrête de son nez ou tire nerveusement sur son t-shirt. Des gestes si discrets, mais si insistants et répétés et parfois violents qu’il est évident qu’ils appartiennent à quelque chose de plus profond qu’un simple moment de stress.

Celeste a conscience de son esprit carré et des limites sociales que son esprit carré lui impose. Il essaye de suivre un flot d’émotions plus vive, désormais, essayant de travailler avec son psychiatre sur la question de comment arrondir les angles de ces coins acérés ?

Mais aussi têtu qu’un bélier, les changements se font à la vitesse de l’érosion. Les engueulades avec ses deux enfants, le temps qui file n’auront pas que laisser une empreinte agréable mais une tête bien dure qui n’hésite pas à prendre le taureau par les cornes si nécessaire. S’il y a bien quelque chose que l’âge a confirmé, c’est bien son manque de patience dans la vie “J’ai attendu 51 balais pour me reposer, ça suffit maintenant” qu’il dit en plaisantant, ajoutant une année à chacune de celle qui s’écoule.

Et pour continuer sur la métaphore animale, l’inspecteur n’a pas grand chose à envier à un bélier ou un taureau : aussi protecteur qu’eux, et probablement aussi agréable, il préfèrera frapper d’abord pour écarter tout danger que de prendre le risque que quelque chose arrive à ses proches (encore). Cette fois, il est venu préparé et entraîné. Il ne vaut mieux pas être la personne qui brise le cœur d’un de ses poussins.

Être teigneux n’est pas uniquement réservé aux boucs, ni aux petits. Hargneux dans son travail, il ne manquera pas d’aller arrêter les suspects lui-même et pourquoi pas aller jusqu’à les tutoyer. L’instinct de survie n’est pas sur la table de jeu, dans ces cas-là. Mais son assurance a laissé quelques traces parmi la pègre qui parlent de lui comme du clébard débile ou du limier selon le niveau de respect de celui qui parle de lui.

Physique

Celeste est un homme imposant à sa manière. Il reste grand, surtout selon les moyennes japonaises, avec son mètre quatre-vingt neuf et sa mâchoire de mâcheur de chewing-gum. Ses mains semblent appartenir à un sculpteur plus qu’à un policier avec la corne qui s’y est déposée au fil des entraînements et des sessions de tirs. D’un point de vue musculaire, l’inspecteur est en très grande forme là aussi. Un immense carré pour soutenir son cou de taureau et son regard assassin aussi noir que ses remarques cyniques.

Mais Celeste a dépassé la cinquantaine, maintenant. Malgré tout le travail imposé par sa profession (sa haine du sport n’a d’écho que dans son utilité dans le cadre de son emploi) sa ceinture abdominale s’est tranquillement détendue (et étendue, justement). Son surpoids est très léger, mais entre ça et les muscles au repos le brave gaillard semble davantage en surpoid qu’il ne l’est véritablement. Un bœuf, comme dirait sa fille (et ça pique un peu). Mais elle n'aurait pas totalement tord. S’il apprécie le calme et la tranquillité, sa patience est à l’image de tout son corps, tout comme son tact : Il est exactement ce qu’on attends qu’il soit : Un brave homme plein de bonne volonté qui se cache derrière un boeuf ronchon qui remue la tête en grognant pour qu’on lui fiche la paix.

Mais le brave homme s’efface quand on lui cherche des noises, et en l'occurrence sa peau sombre lui a valu quelques altercations avec d’autres personnes se réclamant de bons japonais. Ce genre de remarques glissent sur lui assez rapidement, même si inconsciemment il va se montrer plus dur avec les racistes. Il est pourtant fier de ses origines antillaises, rend toujours visite à sa famille sur place lorsqu'il en a l'occasion.

Histoire

Qui je suis, au juste ?


Comme ce qui m’entoure. Je vois le ciel et le coucher de soleil. C’est de là que je viens, c’est de là qu’on a décidé qui j’étais. Je suis Celeste. J’ai toujours été Celeste, même quand j’ai essayé de ne pas l’être. Quand ma mère hurlait mon nom complet avant d'enchaîner dans un créole à défriser les voisins, je restais Celeste. Quand mon père essayait de me rassurer les soirs de monstres de son japonais si parfait. Je n’ai pas changé depuis, je ne crois pas l’avoir fait. J’ai cru l’avoir fait, mais c’était faux. Je suis toujours Celeste, qui a peur des méchants sous terre et qui vient d’en haut.

J’ai essayé de ne pas être moi très tôt, déjà. L’adolescence, cette période ingrate qui confirme les pires traumatismes de l’enfance pour en faire des croix toujours plus lourdes à traîner toutes nos vies. A faire de la musique dans le garage familial, entre la voiture et la poussette qui prend la poussière, rêvant déjà de partir en tournée loin de Kobe, des livres de ma mère et des comptes de mon père. Une vie de star, à marcher sur les traces de Run-DMC. Vivre une vie de bohème à aimer, composer, chanter jusqu’à l’épuisement. A l’époque, la consommation d’alcool aidait aussi à entrevoir cette fameuse vie ondulant entre la débauche et la vie d’artiste de manière très hasardeuse.

Le choc des styles de vies entre mes parents et moi a tôt fait de nous séparer, je m’en souviens. Toujours beaucoup de soutiens envers moi, Celeste. Même lorsque je leurs ai annoncé mon mariage avec un de mes camarades de beuveries, héros d’un fantasme d'idylle pas complètement incohérente. On s’est aimé, si fort et si mal. Un amour adolescent, immature et puéril. On s’est aimé autant qu’on s’est détruits. Anir est tombé enceint peu après, un sacré coup du sort. Non, ça ne colle pas, c’était l’inverse. Il est tombé enceint et on s’est marié peu après ? Tout est si confus.

Le couple parfait que disaient les autres. Je me suis mis à bosser directement pour essayer de subvenir aux besoins de tout le monde. Je me suis engagée dans la police, un plot twist auquel aucun de mes amis ne s’attendaient à l’époque. Le racisme, les violences policières, les histoires qui passaient dans les soirées de compositions donnaient froid dans le dos mais je ne voyais pas vraiment comment m’en tirer autrement à l’époque. J’ai juste fini par bosser là où il y avait de la place. Le meilleur ami du paternel lui devait un service, donc il m’a pris avec lui et s’est porté garant. Un chic type dans l’absolu.

Je sens une odeur de riz, je crois. Et de sel. Du riz salé ? Il est trop tard pour manger du riz. Le soleil continue de se coucher, ou plutôt il n’arrête jamais. Je ne crois pas qu’il bouge. Est-ce que je bouge, moi ? Oui, je bouge.

Je préparais du riz quand il m’a dit qu’il voulait me quitter. Je n’en croyais pas mes oreilles. Je refusais tout bonnement. Il y a toujours d’autres solutions que de se séparer. C’est ce que ma mère disait toujours, en tout cas. Et même si ça battait de l’aile entre Anir et moi, elle me donnait des conseils pour persévérer encore, trouver d’autres alternatives. Elle pensait bien faire, mais comment ? Comment accepter avec tout ce qui se passe dehors ? La peur ne cessait de me paralyser, de bloquer ma gorge et de gonfler derrière mes yeux. La panique. Je devais savoir ou ils se trouvaient et quand, avec Persée. J’avais besoin de savoir pour m’assurer qu’ils allaient bien. Je pouvait les voir parfois, derrière mes paupières, se faire heurter par un camion ou prendre une balle perdue de la pègre. C’était si tangible.

Comment accepter une séparation dans ces cas-là ? Ce n’était pas prudent. C’était dangereux. Tout était si dangereux. Je ne pouvais pas le laisser partir sans me dire où il allait ? Je ne pourrais plus veiller sur lui. Mon Anir. Mon coeur. Rongé par l’inquiétude maladive, la pression constante derrière la tête, cette petite pression sur la nuque qui s’étend dans tout le cerveau. Qui déraille. Qui s’écrase lentement sur le côté, le ventre se vidant allègrement sur l’herbe fraîche de la soirée. Un train éventré sur le côté, en photo des journaux. Au-dessus de la photo d’Anir.

Il a essayé d’enlever notre bébé. Mon bébé. Il a essayé de partir avec lui. J’en avais rendu mon déjeuner. Il avait disparut presque 48h avec et avait été retrouvé chez des amis à lui. Je ne voyais plus rien que la mort de mon bébé. Je ne voyais plus rien que la terreur qui m'étranglait. Je ne voyais plus rien que la trahison, le dégoût. Mon coeur. Mon ORDURE, oui. La suite est allée très vite : divorce, ordonnance de restriction. Mon coeur n’a plus légalement le droit de se présenter à moins de 100m de moi, de Persée ou de son école. On a changé de numéro de téléphone, changé d’adresse. Mes parents m’ont beaucoup aidé.

Je suis resté à Kyoto. C’était la décision à prendre. C’était un endroit que j’aimais, ou je vivais et travaillais. Il ne pourra pas me prendre ça. Je suis resté à la maison un moment ensuite. Terrifié. Je ne pouvais plus lâcher mon bébé un seul instant. Je le regardait aller à l’école et ne pouvait pas passer deux heures sans appeler les professeurs pour m’assurer qu’il aille bien. Je n’ai jamais eu de plaintes, à l’époque. Je pense qu’ils me prenaient tous en pitié. Ils avaient tous vu mon mari dans les journaux. Ils savaient.

Ils le savaient tous. Même moi. Est-ce que je savais ? Je ne sais plus. Je savais travailler en tout cas.

J’ai repris le travail d’arrache-pied, comme père célibataire. Au commissariat, les collègues étaient très arrangeants pour que je passe du temps avec Persée. Parfois je l’amenait avec moi pour partager quelques beignets et discuter le temps de finir ou rendre de la paperasse. La tête enfoncée profondément dans le travail à la condition de voir un psychiatre à la suite de l’affaire. L’accompagnement a permis de prendre connaissance de troubles que je ne pensais pas avoir. Des inquiétudes si peu naturelles. Des troubles paranoïaques, des délires pour être tout à fait clair. J’étais si proche de tout perdre à nouveau, mais le médecin me donna un traitement à suivre à la lettre et un accompagnement permanent avec mon travail, à la charge de l’état. Je ne pouvais pas rêver mieux. Alors j’ai travaillé.

Tic tac. Tic Tac. Le temps passe, mais le coucher de soleil reste là. Il ne bouge pas. Des voix s’élèvent, paniquées. Quelle heure est-il ? Le temps a passé ? Tout est si lent.

Les années ont filées sans demander la permission à personne. Et j’ai continué à travaillé, encore et encore et encore. J’ai travaillé jusqu’à tomber de sommeil sur mes dépositions, jusqu’à devoir arracher des dossiers des mains de Persées (ne plus laisser le travail sur la table du salon, c’est noté), jusqu’à épuiser certains amis qui finirent simplement par disparaître sans plus donner de nouvelles. Le silence qui accompagne le bruit de machine constant, les engrenages qui ne s’arrêtent jamais. Pour ne pas faire face au vide de la vie. Avoir toujours quelque chose à faire. Faire de la musique, cuisiner, jouer avec Persée, aller au parc d’attraction, assister au procès d’un Takahashi, essayer d’aller boire un café avec les autres. Avec Chihiro.

L’odeur de café me perturbe un instant. Je regarde la tasse, posée à côté de l’alliance de Chihiro. Elle se lève d’un coup.

Chihiro avait été d’une aide précieuse pendant de longues années. Chanteuse d’un groupe de hip hop, rappeuse à ses heures perdues, elle avait été là pour améliorer mes connaissances techniques musicales comme légales lorsqu’elle avait fini ses études d’avocate. Elle irradiait si fort qu’il était difficile de rester trop longtemps près d’elle. Son assurance était incroyable. Incurable. Elle avait aidé à calmer Persée dans son adolescence, avait permis qu’il ne manque de rien en plus de tout ce que je sacrifiais déjà. On s’est mariés des années plus tard, parce que j’avais trop peur de remettre le couvert après l’ordure.

Je suis tombé enceint en 2005. La nouvelle est tombée comme un couperet, avec un calme étonnant. J’étais sonné. La bouche ouverte, je suis allé la voir comme si elle pouvait annuler la situation mais elle me sauta simplement dans les bras, heureuse. Sa peau de nuage contre ma peau d’ébène. La terre et le ciel, ensemble et l’un contre l’autre. Les opposés se fondent ensemble. Lyra est née peu de temps après, pour ajouter encore un étage à mon état de bonheur et de béatification. Celeste ne touchait plus le sol. Il ne pouvait plus voir que le soleil, toujours plus proche. Tel Icare.

Dans la chambre, l’ordinateur tourne toujours. La lumière du matin pourrait aveugler n’importe qui. Il aurait aimé être aveuglé. L’écran est en pause sur un film, un coucher de soleil figé qui ne quittera jamais son état statique. Celeste a la main sur la poignée de la porte, observant Chihiro assise, l’air horrifiée. Son regard ne bouge pas. Il ne bouge pas. La femme le regarde sans cligner. Ses mains posées sur la poitrine de son coach de pilate. L’homme ne bouge pas, sa main se serrant simplement davantage sur la poignée jusqu’à ce que, à force d’insistance, celle-ci commence à se tordre (de la mauvaise facture, surtout).

- Chéri, je..
- Dehors.
- Je suis vraiment désolée. Je pensais que-
- DEHORS, J’AI DIS !

Le rugissement est tonitruant, assourdissant. La poignée se brise entre ses doigts, entaillant légèrement son index et son pouce. Du sang coule sur le sol. Son sang ? Mon sang ? C’est moi Celeste ? Je suis Celeste. C’est moi, Celeste. Les deux femmes attrapent leurs vêtements et la coach file sans demander son reste, sûre de perdre dans un combat en face à face avec l’armoire qui vient de casser la poignée de la porte.